Les cheminées qui rotent…

Déc 2009 par Anne Cartel - Pour le Paris Granville, séquence Point de vue

Exposée au centre d’art La Chapelle du Gêneteil en juillet 2009, Manufacture aérienne,2003, est un des fruits de la résidence d’Anabelle Hulaut en 2003 au Lieu Unique, diligentée par la firme Coca Cola. À l’époque, la cohérence visuelle, tactile sonnaient comme une évidence avec la commande de l’entreprise même si le personnage Hulaut allait, comme à son habitude, prendre un malin plaisir à détourner ce qui aurait dû être un support publicitaire en une œuvre d’art pleine et entière ! Le pari est gagné semble t-il. De quoi parle t-on au juste : un ensemble de trois sculptures longilignes et informes, trois grands fûts d’un peu plus de deux mètres chacun, fait degrillage, enduit de résine et recouvert de peinture blanche, desquels sortent des sons des plus incongrus… Des rots. De l’idéologie de la marque de la célèbre boisson gazeuse, Anabelle Hulaut en a extrait ce qu’il y avait de plus matiériste. Ce son, au premier abord impalpable comme tout son peut l’être, se fait plus lourd que ne le sont les trois cheminées desquelles il sort ! Un son ductile, épais, qui vrombit et fait vrombir. Telle est la force, la prouesse que manie Anabelle Hulaut paradoxalement avec légèreté, faire du moindre P une ritournelle, une envolée poétique et drôle. Le titre Manufacture aérienne résume à lui seul cette dialectique de l’idée de production industrielle associées aux inévitables émanations visuellement légères tout autant que polluantes.  

Davantage que de simples sculptures, les cheminées embrassent aussi le terrain de l’architecture, plus précisément de l’architecture industrielle. Rosalind Krauss parlait de « la sculpture entre paysage et architecture, entre la nature et la culture ». Ici aucune intervention des dites sculptures dans le paysage façon Land Art anglais, mais une extraction du paysage industriel et sa transposition dans le champ de l’art. La forme de la sculpture/cheminée épouse le fond, sa fonctionnalité première à savoir le rejet d’un produit industrialisé, celui de la boisson emblématique des Etats-Unis dont la particularité est de faire roter. À noter, qu’outre les conséquences inconvenantes de cette boisson, elle était à contrario utilisée pour ses vertus médicinales. Le rot a lui aussi sa part d’hygiène ! À leurs formes, on pourrait également opposer leur aspect quelque peu anthropomorphique ou organique et les assimiler à de vastes cous au long œsophage ! Il est vrai aussi que, circulant entre elles, le visiteur est surpris de les voir bouger à chaque son de rot ! En plus d’être extraites de leur champ initial – l’industrie – ces sculptures souffrent d’un grave trouble de la fonctionnalité !  

Malgré leur verticalité vertigineuse façon Constantin Brancusi, figure emblématique de cette histoire de la sculpture moderne qui s’est émancipée du socle, ces cheminées tirent vers l’horizontalité, l’ « hétérologie » tel que la définit Georges Bataille. « Le bas entraîne le haut dans sa chute ». Le rot, le rejet « excrémentiel », est conforté par la réalisation de ces sculptures à la main et malaxées dans le corps de la résine. Idée donc à la fois de la forme et de l’informe, quelque chose qui aurait à voir avec le flasque, le soubassement, le pet, le guttural. Elles sont l’envers de la Gestalt, « la forme la plus achevée d’équilibre spatial ». Elles sont un subtil croisement de l’art minimal dans leur rapport à l’espace, au corps et au matériau et du sarcasme de dada provoqué par le rot et le déséquilibre.  

Anabelle Hulaut recherche sans cesse le côté gauche, le déséquilibre, l’imperfection dans le jeu. En cela ces cheminées ont la grandeur du déséquilibre contrôlé d’un Tati, pour qui le son avait part égale aux jeux des acteurs et de la composition scénique et architecturale de ses films. AH s’attarde sur des ronds qui tournent à l’envers, extirpe à ses convives l’empreinte de leur pouces mais n’en conserve que le côté gauche. Elle allie constamment la légèreté d’une image mentale à sa transposition matérielle plus lourde et complexe.

Anne Cartel, 2009

Publié dans : Chroniques (janvier 2010) du Collectif r